Selftombale

 

Par un matin d’automne, en me promenant derrière l’église d’un petit village, j’y distinguai deux silhouettes frêles découpées dans l’épais brouillard de la morne plaine vaudoise. C’était un couple de vieillards, que je connaissais comme on connaît ses voisins…

Main dans la main, ils se rendaient au cimetière pour y déposer un bouquet volumineux, je m’interloquai! Ces fleurs devaient certainement être destinées à quelqu’un de très important à leurs yeux. Triste à l’idée qu’ils avaient pu perdre un être cher et, peut-être, par curiosité, je les regardai avec tendresse. Je les vis donc se pencher laborieusement pour orner une tombe bien entretenue, puis ils s’y recueillirent quelques instants.

Ces deux vieux n’étaient pas sereins. Je décidai donc de m’approcher d’eux. Lorsque je fus suffisamment près de la tombe, je fis une étrange constatation:  l’épitaphe n’était pas complète. Il manquait la date du décès.

Qui pouvait donc reposer ici, s’il n’y avait pas encore de date inscrite. Quelle ne fut pas ma surprise, quand je découvris que la dalle funèbre portait leur nom ? Interloqué par cette bizarrerie, la vieille me regarda avec tendresse et me raconta de sa voix douce : « C’est normal, il s’agit de notre propre tombe ».

Elle ajouta : « Nous n’avons pas eu d’enfant, nous avons vécu notre vie du mieux possible… surtout sans embêter nos voisins. Nous sommes seuls. On vient tant que nous sommes vivants. Personne ne se souviendra de nous… Après on ne sait pas qui viendra ! »

Cette histoire pourrait se passer n’importe où, mais pas n’importe quand ! Elle est bien inscrite dans notre époque : notre société individualiste a évacué le mot « solitude » de son vocabulaire. Trop fort, trop menaçant, insupportable, nous l’avons remplacé par un anglicisme stérile et inoffensif : le self. Nous nous prenons en selfie, on mange dans un self-service, on achète de quoi bricoler dans un « do it yourself », on scanne ses courses, on commande en ligne et maintenant il y a le selfcare… Les relations sociales sont ainsi rompues : plus de caissier, de vendeuse, ni de postière. La solitude guette et rôde : on se retrouve seul, dans l’indifférence générale, à part, bien entendu, la sienne. Celle qui nous pousse, peut-être, à visiter nos propres tombes. 

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