Pour mon travail de Licence en français, j’ai travaillé sur une revue de littérature engagée des années 50 en Suisse romande et plus particulièrement à La Chaux-de-Fonds.

Ainsi, Points de vue (1957-1958) est une revue culturelle et politique. Ses créateurs la conçoivent comme une plateforme politique ouverte aux membres des différents courants de gauche. Elle réunit donc communistes, socialistes, socialistes-chrétiens et antifascistes autour d’une pensée commune.

La revue doit son origine aux vœux de résorber les multiples querelles des partis de gauche, minoritaires en Suisse et, sur le plan international, de répondre à l’anticommunisme, diffus mais puissant, dû au stalinisme et à ses avatars. Les rédacteurs tentent de tenir une ligne de conduite générale qui rassemble les convergences des divers courants de la gauche suisse et qui s’émancipe du joug moral et dogmatique de Moscou. La difficulté de leur pari est d’analyser et d’interpréter les faits de société sans concession partisane ni compromis idéologiques. Les auteurs vont recentrer le débat politique autour de la pensée marxiste, pour déborder la gauche par la gauche et pour s’émanciper de tout préjugé qui paralyserait la pensée. Le premier numéro de Points de Vue voit le jour en juin 1957.

L’initiative d’un tel cahier est lancée par quatre professeurs du Gymnase cantonal de La Chaux-de-Fonds: Jean-Louis Bellenot, Pierre Hirsch, Robert Perrenoud et Yves Velan. Engagés à gauche, ils espèrent rassembler autour d’une pensée commune, ceux qui refusent ce qu’ils appelaient alors la dérive «bourgeoise» du Parti Socialiste Suisse et qui ne peuvent se résoudre à suivre un Parti Ouvrier Populaire trop prompt à s’incliner devant les directives moscovites et à fermer les yeux devant les méfaits du stalinisme. Le comité de rédaction procède principalement de Velan et du gymnase de La Chaux-de-Fonds. Les collaborateurs directs sont en grande majorité des amis de Velan ou des anciens élèves du gymnase. Le comité est composé des quatre fondateurs à qui s’ajoutent Marcel Costet, ancien secrétaire du POP cantonal, Fernand Donzé, futur directeur de la bibliothèque de la Ville (il est remplacé dès le deuxième numéro par Edgar Tripet également écrivain et membre de l’aile gauche du PSN), Jean Frey, élève de M. Velan, de Willy Kurz, professeur au gymnase et de François Mattern, futur membre du parti de La Nouvelle Gauche.

La revue peut également compter sur de nombreux collaborateurs extérieurs. Elle a notamment publié un poème de Jacques Chessex, alors étudiant en Lettres. À cela, il faut ajouter les recherches de collaboration avec la France et l’Italie. Grâce aux amitiés de Velan, Points de Vue est devenu le pendant helvétique de la revue française Arguments dirigée par Roland Barthes et de la revue italienne Ragionamenti dirigée par Franco Fortini. Ces deux revues se profilaient sur la même ligne politique en tant que critique marxiste des gauches institutionnalisées et de l’URSS. En seulement trois numéros, Points de Vue peut se targuer d’avoir dans ses colonnes une forte concentration d’auteurs de renommée internationale, telle que Barthes et Fortini, le philosophe Lucien Goldmann ou l’écrivain Georges Arnaud. Des contributions de nouveaux auteurs sont annoncées dans le numéro 3: Yves Craipeau, Antonio Giolitti, Jeanne Hersch, André Philip, Frédérick Pollock, Boris Pasternak.

La fin de la revue ne permettra pas de les concrétiser. Initialement, il est prévu de publier six numéros bimestriels de seize pages. Mais seuls trois numéros paraîtront pendant les huit mois que dure la revue, de juin 1957 à février 1958. Les rédacteurs, majoritairement basés à La Chaux-de-Fonds, espèrent que des comités de rédaction se formeront ailleurs en Suisse romande. Mais, malgré leur enthousiasme et quelques initiatives personnelles venues de Lausanne et Genève, aucun autre renfort rédactionnel important n’est venu étoffer le groupe initial. Chaque numéro comprend un éditorial d’Yves Velan et une petite dizaine d’articles. Les sujets sont liés aux événements politiques internationaux et nationaux. Le premier numéro aborde la question des événements de Hongrie, le deuxième de l’indépendance algérienne et le dernier des problèmes idéologiques qui secouent la gauche suisse et européenne. Il s’ensuit une série d’articles assez variés et disparates. Dans le premier numéro, se côtoient un essai sur le rapport de l’intellectuel avec l’histoire, la présentation du débat concernant la nécessité de soumettre au verdict populaire les dépenses militaires dépassant un demi-milliard de francs, un article sur le procès de M. Schiwoff, syndicaliste débouté à cause de ses convictions jugées trop à gauche, une analyse de la biographie du Dr. Delay sur le jeune André Gide, un article de Franco Fortini sur la «vision du monde» de Lucien Goldmann, ainsi qu’un article de ce dernier sur deux écrits marxistes de Fritz Sternberg. Dans le deuxième numéro, sorti en octobre 1957, il y est traité de la question algérienne, notamment au travers d’une rencontre avec Ferhat Abbas, homme politique et membre du FLN. Différentes personnalités suisses de l’époque, aussi bien de droite que de gauches interviennent sur la question des dépenses militaires. On y trouve également une présentation de la sociologie suisse et de sa nécessité, un plaidoyer en faveur de la création d’un Théâtre Populaire romand et un article de Roland Barthes sur la critique brechtienne. On peut également y lire un poème du jeune Jacques Chessex: «Dialogue au bord de la Broye». Dans le dernier numéro paru en février 1958, la question de la désunion des différents partis de gauche est abordée et une idéologie commune est esquissée. L’article du numéro précédent sur la sociologie suisse est complété et contient une enquête d’opinions sur les représentations sociales en Suisse romande. La création de la future place d’armes pour blindés en Ajoie y est débattue; il faut ajouter un essai sur le long processus d’indépendance des dictatures hispano-américaines, une analyse de Velan sur La Peine capitale de Georges Haldas, ainsi qu’un article anonyme sur un poète opposé au régime dictatorial d’Espagne. Le numéro s’achève par un «appel» de Georges Arnaud à propos du livre qu’il a cosigné avec Me Vergès en faveur de Djamila Bouhired.

Notons que, lors de la dissolution de Points de vue, les membres ne se séparent pas et ils poursuivent leur engagement dans les Cahiers de La Nouvelle Gauche. Cette nouvelle revue, plus politique que littéraire, débouche sur un parti: La Nouvelle Gauche, qui comptera parmi ses rangs la grande majorité des membres de Points de Vue, c’est-à-dire, les membres déçus du Parti socialiste et ceux qui désiraient plus d’indépendance de la part du POP local. Ce parti obtiendra quelques victoires politiques, mais sera dissout quelques années après sa création. Selon leur mot, les auteurs de la revue se sentent «embarqués» dans leur époque et ressentent le besoin de s’y investir. En tant qu’intellectuels, ils veulent utiliser leur savoir pour faire avancer l’époque dans laquelle ils vivent: «nous avions pris conscience de nos terribles responsabilités. C’est de cette conscience, de ce dialogue nécessaire et aussi de l’entière nouveauté des problèmes qu’est née « Points de Vue »» («Editorial», Nº 1, p.3).

C’est donc en tant que citoyens que les auteurs de la revue s’investissent dans l’écriture engagée. Mais, c’est aussi pour proposer un outil de gauche, ou plutôt des gauches, pour lire l’actualité suisse et internationale, sans concession dogmatique ou partisane. Cette approche peut se comprendre comme une tentative d’épanouissement et d’équilibre intellectuel, car l’époque est hyperpolitisée. Les auteurs ne veulent pas dépendre du rapport des médias avec la réalité, mais souhaitent comprendre les événements en tant que tels, sans leur charge idéologique, quitte à prendre ensuite position. Sur un plan idéologique, il serait commode de situer Points de Vue entre les partis d’obédience communiste et le parti socialiste. Cependant, la volonté des rédacteurs est de déborder ces partis par la gauche, de retrouver l’authenticité de la pensée et de l’analyse marxistes, sans les compromettre par des intérêts institutionnels ou politiques. L’ambition de Points de vue est de dépasser la lecture traditionnelle du dogmatisme marxiste.

Article rédigé pour et publié par le Groupe de recherche en histoire intellectuelle contemporaine

En complément

Lire l'article dans Groupe de recherche en histoire intellectuelle contemporaine

All rights reserved Salient.